jeudi 19 juillet 2007

Maudit 14 juillet

Quand la famille compte un petit garçon de trois ans fatigué par une récente maladie, les inévitables réjouissances de la fête nationale ne sont pas toujours empreintes d’un franc enthousiasme. Voici la transcription textuelle des réactions à chaud d’un papa un peu agacé au soir du 13 juillet, envoyant des courriels à un ami ; seuls les noms propres ont été modifiés.


21H21. « Maudit vendredi 13 »


La soirée s'annonce longue et bruyante: nous sommes à un jet de pierre d'un grand parc où va être tiré ce soir un feu d'artifice, avec force sono tonitruante diffusant une bouillie ringarde à mi-chemin entre musique d'ascenseur et péplum de série B. S'y ajoutent les pétards de quelques débiles profonds dont le seul plaisir est de faire le plus de foin possible au moindre coût, avant de regagner l'asile. Quel bonheur !

C'est la troisième année que nous habitons la maison et que nous subissons cette ignominie, insulte au silence et au bon goût, qui doit réjouir quelques gamins morveux et quelques vieillards caducs, tout en empoisonnant la vie et le sommeil de tous les autres Trophimois. La mairie a encore trouvé un moyen de dépenser les impôts locaux en ajoutant à la douleur de leur perception !

De plus, nous tremblons que les pétards et fusées ne réveillent notre garçon, qui est encore bien pâlichon et grognon.

Aussi me défoulé-je en vous racontant ce mauvais moment à passer. Brassens chantait "La musique qui marche au pas, / Cela ne me regarde pas". Nous pourrions chanter " Et la soirée patriotique, / Ça me rend vraiment hystérique." !

Et voici, comme le maudit an dernier, un groupe de rock-beaujolais dont la prestation, qui fait pleurer les jeunes de rire, a l'avantage de libérer l'estomac de tout embarras futur tant sa musique est puissamment nauséeuse; une sorte de karaoké de démutisés, qui exaspère même les chauve-souris du coin.

Je continuerai mon reportage si les événements l'imposent; je me sens l'âme d'un correspondant de guerre. Il faut tenir...

21H45. « Nous reprenons la suite de notre reportage live »
Bonne nouvelle, cher ami : voici vraiment le groupe rock-saucisson à l'ail. Mais la sono cette année ne fournit que 120 dB environ, ce qui suffira certes à assourdir durablement les bambins jouant à la rave, mais épargnera à peu près nos tympans et notre sens musical.

A condition de tout verrouiller - ce qui est d'un délicieux agrément alors que la journée a enfin été tiède - nos nerfs ne seront pas aussi éprouvés que l'an dernier; mais le feu d'artifice reste à venir...

22H28. « Ça s'arrange pas »
21h56. Ah non, pitié! Ils torturent, dans des cris affreux, un vieux Tina Turner ("Proud Mary" je crois) qui ne se donne même plus dans les maisons de retraite, avec l'accent anglais de Chirac. Dieu ait pitié de nous.

22h06. J'ai fermé la dernière fenêtre ouverte ici, à l'étage, où je survis avec mon ordinateur, dans la chaleur mais un bruit supportable. Dieu nous garde.

22 h15. Balavoine, "Je ne suis pas un héros". Je croyais la partition perdue depuis des siècles. Pas de chance.

22H47. « C'est guère mieux »
22h35. Goldman, "quand la musique est bonne". Sont gonflés, de parler de bonne musique, ces mauvais.

Il faut que je vous explique : Saint Trophime est un village « résidentiel », où s’accumulent en strates géologiques des générations de bourgeois aisés, commerçants, médecins, architectes et tutti quanti, tous assortis de femmes hautaines comme des paonnes et roulant en 4X4 en téléphonant avec des Nokia presque neufs.

La mairie, tout acquise à cet électorat actif surtout dans le passéisme, fait un effort une fois par an pour les "jeunes", que le reste de l'année elle ignore avec la superbe des vieux célibataires, en organisant ces festivités. Le résultat d'une telle entreprise ne pouvait qu'être un machin braillard et plouc; c'est encore pire.

Vivement que le garçon soit assez grand pour aller voir le feu d'artifice. Au moins, on aura l'image.

22H55. « Ça pourrait s'améliorer »
Enfer et damnation ! Voilà le feu d'artifice, rehaussé d'accords monstrueusement discordants du groupe "Nanard et les joyeux Trophimois".

Pourquoi donc les artificiers croient-ils dur comme fer que leur art doit faire le plus de bruit possible ? C'est l'image qui compte, non ?

Mais c'est vrai que, quand le garnement sera grand, on sera aux premières loges. Le spectacle pyromachin a l'air pas mal ; le village résidentiel se doit de n'y être pas trop chiche: il se voit des villages plus modestes!

23H05. « Eh bien ça continue »
Bien sûr, comme tous les feux d'artifice, il n'en finit pas : tu crois en finir avec le torticolis et les oreilles qui sifflent, penses-tu! Et paf et boum et des trucs, certes esthétiques, qu'on a vus cent mille fois, en mieux, en plus court, et même en plus jeune !

Ces artificiers ne peuvent s'empêcher de glisser des simples pétards, d'une redoutable efficacité sonore, dans leur spectacle, au milieu des corolles les plus subtiles. Comme s'il fallait - la maison en tremble - impressionner le populo et le maire par des bruits de canon.

Et comme pollution, je vous dis pas ! Un épais nuage de fumée de poudre à canon, c'est bon pour les bronches, ça. Ça va faire un peu de place dans les maisons de retraite de la ville, je pense.

Je vous demande une minute, que je voie ma taxe foncière partir en étoiles dans le ciel.

Ah ben voilà, c'est fini. Je me disais aussi que c'était vraiment beau, ça. Si, sans blague, des grandes fleurs dorées, de la gueule, quoi. Et le bouquet était joli.

23H52. « Ça persiste »
A ma surprise, les pétards ne sont pas légion: les gamins sont assourdis par le feu d'artifice et n’ont aucun intérêt à user leurs munitions dans des explosions qu'ils n'entendent pas. Le groupe "Gérard et les ringardos" en est à des trucs antédiluviens de Gold, ou quelque chose comme ça; on a dû les sortir de la naphtaline, ces gars-là.

On n'aurait pas pu prendre la Bastille un 14 décembre, où il fait nuit à 18h ?

Mon Dieu, "la Dame de Hotte Savoie". Les maisons de retraite vacillent sous les étranglements de rires navrés; encore de la mortalité sénile, ça.

00H07. « Ça va pas fort »

Ah ben, Hotel California : en arrière toute !

On a eu aussi Gimme a man d'Abba; valait le détour - pour l'éviter.

Quelle programmation moderne, on dirait le Whisky à Gogo de la rue de Seine quand j'y traînais dans les seventies, dis donc! Ils sont bien, les rockeurs du coin; il faudrait les coucher à cette heure, ils vont s'endormir sur la batterie.

Le silence est revenu ; à l’année prochaine !

Enfin une explication scientifique à la vie quotidienne

Le texte exact s’en était perdu. Il était connu qu’un mathématicien français du début du XXème siècle, presque inconnu, avait élaboré, sous forme d’un théorème de probabilités, une explication à certains phénomènes étranges survenant dans l’enchaînement des causes et des effets, qui perturbent sérieusement la théorie classique de la causalité. Cette découverte, d’une importance qui n’échappera à aucun scientifique, représente une véritable révolution épistémologique : c’est l’ensemble du paradigme de la causalité universelle qui pourrait en être remis en cause.



Deux chercheurs de l’université du Devonshire, Mary L. Trout et Alan W. Shark, ont découvert à la bibliothèque de Pike Street à Londres le texte original [1] d’un théorème bien connu des mathématiciens, mais dont la rédaction initiale était incertaine.

Nous transcrivons ci-dessous, avec l’accord des auteurs [2], le texte intégral de leur publication. Le lecteur, même non averti de ces questions, verra ainsi l’importance capitale de cette découverte.


Loi de la variabilité sélective des probabilités

Enoncé
Soit un système S formé de P processus liés, où il peut se produire n événements défavorables E1, E2, …, Ei,…, En de probabilités p1, p2, …, pi, …, pn, toutes inférieures à ½, la moitié au moins étant voisines de zéro. Si un seul des événements se produit, les probabilités des autres deviennent supérieures ou égales à 1 – pi4 .

Un énoncé littéraire quelque peu simplificateur est formulé par l’auteur lui-même : dans un système formé de processus liés, si une défaillance hautement improbable survient dans l’un d’entre eux, la probabilité de défaillance des autres devient proche de 1.

Commentaire
1 – Un manuscrit anonyme français du XIIIème siècle, traduction d’une œuvre du philosophe grec Pyrrhon (né vers 360 avant J.-C.), mentionne l’aphorisme « onc malheur ne poinct seul. » Les exégètes s’accordent en général pour estimer que cette phrase est à l’origine des réflexions scientifiques sur le sujet.

2 – Selon certaines exégèses théologiques et graphologiques, Pascal aurait eu l’intuition de cette loi durant son illumination mystique de la nuit du 23 novembre 1654 ; ce point reste controversé.

3 – Einstein a pressenti la loi en 1912, après avoir vainement tenté de la réfuter, ses conséquences lui posant de nombreux problèmes pour l’établissement de la théorie de la relativité géneralisée. Il est à l’origine de l’exemple de la chute de la tartine beurrée : si l’événement « tomber » survient (faible probabilité), l’événement « arriver sur le côté beurré », de probabilité originelle légèrement inférieure à ½, , prend une probabilité supérieure à 0,9375.

4 – L’auteur du théorème, Aimé de la Botte de Lix (1857-1936), professeur à l’Ecole Polytechnique de Paris, a rédigé cette formulation définitive dans un document manuscrit daté du 1er avril 1923.

5 – De nos jours, la loi est parfois nommée « loi de l’emmerdement maximum. »


[1] Mary L . Trout & Alan W. Shark, « The theorem of selective variation of probabilities » , {Science} Vol. XXII N° 1538 p. 269.

[2] Lettre du 1.04.2007 en la possession de l’auteur de cet article.

dimanche 1 juillet 2007

Nicolas Sarkozy et les missions MOAR

Charlemagne avait ses missi dominici ; Nicolas Sarkozy a ses missions MOAR : Mission Os A Ronger. Là où l’empereur envoyait des hommes de confiance représenter le pouvoir central naissant pour le plus grand bien du peuple, M. Sarkozy mobilise des hommes à des tâches d’études variées pour la plus grande satisfaction des intéressés – c’est le mot juste – et donc la sienne.

Ces délicats ossements sont assortis de jolis morceaux de viande qui complètent excellemment le plaisir  : viande savoureuse des honneurs, délicieuse de la célébrité, succulente du personnel à disposition, délectable des collaborateurs zélés et bûcheurs à votre place, exquise de la (petite) postérité ainsi acquise.

Les honneurs sont légion

En effet, quoi de plus plaisant qu’un statut et une position de « missionné », qui apportent l’aura d’une onction présidentielle, fût-elle extrême dans son parti s’il est d’opposition, et l’importance, morale et mondaine, que confère l’accomplissement d’une tâche noble puisque officielle ? Ainsi, dans les dîners en ville, avez-vous quelque chance d’être placé à table avec un rang équivalant à un ambassadeur, certes dans un petit pays, mais qui peut vous permettre de côtoyer à moins de trois people des êtres aussi exceptionnels que Philippe Sollers ou André Glücksmann, voire Frank Michael soi-même.

Dans ces mondanités, l’heureux homme – à l’heure où nous mettons sous presse, il n’y a pas d’heureuse femme – se verra également présenté à tout ce qui compte de gens importants dans notre monde moderne : capitaines d’industrie du luxe ou du bâtiment, écrivains journalistes (un cheval journaliste, une alouette écrivain), sportifs griffés Adidas® ou Nike®, académiciens biscornus, baronnes sachant vivre, comédiens refoulés des plateaux, chanteurs unplugged, présentateurs de 20h et de compliments, et autres personnes méritantes.

La tâche confiée, souvent à grand renfort astucieux de tambours médiatiques et de trompettes audiovisuelles, va en outre procurer à son titulaire un surcroît, ou un regain, de célébrité nationale, voire mondiale. Et les interviews de se succéder, les journalistes de se presser pour tendre un micro suppliant à notre chargé (de mission). L’intérêt ? Mais voyons, flatter. Satisfaire quelque ego flétrissant, des ambitions un peu en panne, ne manque pas d’attirer vers le commanditaire, sinon la reconnaissance, du moins la neutralité bienveillante : simple question de politesse, on ne mord pas (ou plus) la main qui vous a nourri.

La solitude, ça n’existe pas

L’ampleur du champ de certaines missions peut effrayer le citoyen ; pas le moariste, qui va disposer, comme il a été prévu dans la définition de la chose, d’un certain nombre de collaborateurs et de moyens d’investigation.

En premier lieu, un petit cabinet, formé d’un attaché de presse porte-parole et d’un secrétariat, donc des locaux pour les abriter, et une voiture avec chauffeur et cocarde. Ensuite, un certain nombre de collaborateurs spécialistes du domaine, par exemple policiers, travailleurs sociaux, magistrats, juristes, économistes, qui seront mis à disposition du moariste, à sa demande, pour le temps nécessaire à l’étude.

Il est de première importance de procéder avec le plus grand soin à la désignation de ces personnes, qui, bien choisies, peuvent abattre tout le boulot à votre place, des premiers pas à la rédaction du rapport. A contrario, un choix hâtif peut amener des traîneurs de pieds, poseurs de chausse-trapes et scieurs d’embûches qui risquent d’empoisonner une atmosphère qui devrait n’être que studieuse.

Avec un peu de détermination dans la demande, voire d’audace dans l’exigence, il est même possible de se faire affecter, eu égard à l’exposition publique, quelque officier de sécurité ou garde rapprochée, convenablement musclée et oreillettée, dont la seule présence confère au moariste cette importance physique qui impressionne favorablement le commun des mortels en lui rappelant que lui doit bien se débrouiller tout seul à minuit dans le RER B.

Tout cela donne inévitablement à notre homme une stature dont se repaissent les âmes attentives à la considération ; tel est bien le but du jeu.

Les risques du métier

Mais, me direz-vous, que de risques d’erreurs d’appréciation, de diagnostics hasardeux, de préconisations irréalistes le missionné va-t-il devoir prendre : qu’adviendra-t-il de la belle aventure si le rapport et ses conclusions apparaissent inutiles, ou à l’inverse, exagérément innovateurs, voire intégralement hors du sujet ? Ce sont là craintes injustifiées : à l’issue de son intéressant CDD, notre homme remettra solennellement son rapport à M. Sarkozy lors d’une jolie cérémonie à l’Elysée, où s’échangeront des paroles d’une exquise courtoisie et d’une élégante insignifiance.

La presse, dûment convoquée pour l’événement, en rendra compte avec le sérieux qui s’applique aux grandes réalisations de l’humanité, à la douillette satisfaction des participants, des journalistes et du public. Après quoi chacun s’en ira de son côté, qui présider, qui cultiver son jardin retrouvé, le mémoire étant par ailleurs jugé fort utile dans la tâche parfois ardue de stabiliser des meubles de bureau sur les sols classés mais inégaux d’un ministère parisien. Tant il est vrai que, comme en sport, l’essentiel est de participer à l’élaboration studieuse de l’étude, dont toute la valeur ne vient que du labeur supposé qu’il contient, et dont le nombre élevé d’appels de notes, d’annexes statistiques et de pages témoigne avec le plus grand réalisme.

Seuls, sans doute, quelques medias peu citoyens, paraissant sur papier le mercredi, railleront une prétendue légèreté de l’œuvre, qui croît souvent en raison inverse de la suffisance du signataire ; mais les honnêtes gens, craignant Dieu et croyant M. Sarkozy, se gardent de lectures aussi inciviques.

Plus d’appelés chez les élus

Le grand problème est que le nombre des missions possibles semble a priori très inférieur à celui des personnalités que Nicolas Sarkozy aimerait récompenser et (ou) neutraliser, lui-même très inférieur à celui des postulants.
Suggérons donc, très modestement, quelques pistes de réflexion pour en élargir la pratique. Ainsi pourraient être créées plusieurs missions d’évaluation des missions, une sur les résultats obtenus, une sur l’adéquation des résultats aux objectifs fixés (ce qui donnera à quelques folliculaires la benoîte satisfaction de reparler de « feuille de route »), une sur les dépenses des missionnés et leurs écarts par rapport aux budgets fixés, une autre synthétisant l’ensemble de celles-ci, etc.
Dans cette inventivité, faisons confiance, comme ailleurs, à notre Polyprésident : pour lui, pas de Mission Impossible.