mercredi 5 novembre 2008

La révélation tardive d’un terrible méfait

e ne peux pas garder ce terrible secret pour moi seul ; il me faut crier au grand jour le honteux forfait auquel il m’a été donné d’assister.

Après les abominables événements que j’ai narrés ci-dessous dans « La maison de l’indicible horreur », tout portait à croire que l’auteur de ces lignes était mort de frayeur avant l’incendie de la funeste baraque. En réalité, après un évanouissement dont je ne peux estimer la durée, je me suis réveillé, avec encore dans la tête l’ignominie qui en était la cause. Désespéré par cette information venue du futur ou du fond des âges par une sorcellerie inconnue, je dois dire que je mis un long moment à retrouver mes esprits et à me dégager de ceux qui m’avaient naguère si horriblement torturé.

Une fois revenu à une conscience à peu près claire, je fus stupéfié par le spectacle qui s’offrait à moi. La cave, tout en gardant sa forme et son volume assez vaste comme je l’ai dit, était maintenant fort confortablement garnie de meubles de style victorien, de fauteuils douillets en bibliothèques de bois foncé et de tapis de laine en tentures épaisses. Des fenêtres, bien anciennes semblait-il, ne dispensaient que des lueurs d’éclairage public, fort maigrelet du reste ; il me parut que ce devaient être des becs de gaz trouant à grand-peine un brouillard recouvrant une épaisse nuit. A un bureau ministre surchargé d’objets scientifiques, d’instruments de mesure, de livres de toutes tailles et de quelques boîtes de seringues, un homme lisait un journal.
Grand et mince, le visage émacié, il était strictement vêtu de tweed sévère et coiffé d’un curieux couvre-chef qui me parut familier. « Basil ? », tentai-je ; mais, d’incroyable façon, c’est le mot « Sherlock » qui sortit de ma gorge, ou plutôt d’une autre, car la voix était tout à fait différente de la mienne : un peu hésitante, tirant sur le fausset. C’est alors que je m’aperçus que j’étais vêtu d’une manière similaire au personnage qui me fixait maintenant et que j’étais assis devant lui, le regardant tirer fiévreusement des bouffées bleuâtres de sa pipe bourrée sans doute possible de tabac blond et miellé. Je sentis clairement que j’étais pourvu d’un joli petit ventre de protonotaire apostolique, de favoris sur les joues, sûrement blondasses tirant sur le roux, et de curieuses bottines d’intérieur douillettement fourrées, qui réchauffaient mes orteils vieillissants dans cette grande pièce où seule une cheminée lointaine peinait à combattre la fraîcheur humide qui semblait son ambiance coutumière.
Enfin je compris : Holmes et Watson, et je n’étais pas le plus intéressant ; ou plutôt, j’étais dans le crâne, passablement chenu mais indispensable, de l’hagiographe du grand homme.

Je ressentais la curieuse impression d’habiter ce corps peu enviable, mais en observateur, en élément neutre : je ne pouvais dire un mot ni esquisser un geste indépendamment de mon hôte, qui lui-même semblait ne rien savoir de cette étrange cohabitation.
Ainsi la voix reprit-elle : « ce quotidien est-il authentique ou le fruit de quelque supercherie de Moriarty ? ». Je reconnus le style empesé et solennel de cette vieille baderne de toubib, qui aura quand même bien mérité de suivre son mentor comme un caniche – que dis-je, comme un Yorkshire Terrier…
Holmes, levant les yeux du journal, que je reconnus sans peine comme celui qui avait causé mon malheur, l’air prodigieusement agacé, répondit, d’une splendide voix chaliapinesque semblant venir des tréfonds de l’enfer :
« Bien entendu, mon pauvre Watson. Il s’agit là d’un faux grossier annonçant des catastrophes ignobles » – j’en savais quelque chose – « à seule fin de masquer ses entreprises criminelles par des diversions diaboliques. »

Mon soulagement fut volcanique : donc, le funeste futur annoncé par ce torchon de Belzébuth n’était pas inéluctable… C’est alors que la porte, dissimulée derrière de lourdes tentures d’un bordeaux éteint, s’ouvrit assez vivement ; apparut une petite vieille dame boulotte et abondamment couverte de fuligineux lainages. Je reconnus sans peine Mrs Hudson, la logeuse de Holmes ; elle s’excusa de n’avoir pas attendu une réponse pour entrer, ayant frappé juste auparavant. Derrière elle s’impatientait un grand diable mince ressemblant comme deux gouttes de vieux sherry à Barack Obama, le président élu, ou presque, des USA. Holmes se leva alors et alla accueillir avec respect le nouveau venu, qui demanda à lui parler en privé. Watson, habitué à ce genre d’exercice, allait s’éclipser, mais Holmes le pria de rester, avec l’accord du grand diable, qui se présenta alors très simplement par ses nom et prénom : c’était bien Obama. Il dit quelques phrases à Holmes, dans un américain rapide et fort accentué, que je ne saisis qu’à moitié ; il demandait au prince des détectives d’enquêter sur une affaire privée. La rapide conversation achevée sur l’accord de Holmes, voilà que Watson, toujours un peu benêt, entreprit une causette avec notre hôte, lui demandant tout de go s’il escomptait mener une politique vraiment « sociale ». Obama réprima un rictus, puis une grimace, et finit par grincer :
« Cher docteur, ou bien je prends des mesures "libérales" et on ressuscitera Lee Harvey Oswald pour moi, ou bien je marche droit. Vraiment, Watson, vous n’êtes qu’une fieffée andouille ».
Watson, vexé comme un pou, baissa la tête, ce qui lui évita de trop voir Holmes qui ricanait sous cape dans son coin. Tout secoué d’une hilarité inhabituelle, celui-ci reconduisit son hôte en le priant d’excuser ce lourdaud qui posait de si benoîtes questions.
Revenant vers lui, Holmes s’arrêta soudain, et fixa le docteur avec une expression indéfinissable, visiblement en proie à une intense réflexion. Il se dirigea vers un mur éloigné, où une grande panoplie d’armes exotiques paradait fièrement, et en tira une sorte de casse-tête à long manche.

« Voyez-vous, Watson, ceci est un casse-tête amazonien, astucieusement confectionné à l’aide d’un galet de gneiss du Jurua et d’un manche taillé dans ce magnifique bois de pupunheira. C’est une arme redoutable, et le moment est venu de mettre enfin à exécution le projet que je forme depuis deux décennies : après la visite de M. Obama, l’occasion est parfaite. On ne peut rêver témoin plus prestigieux.
- Que voulez-vous dire, Holmes, chevrota le docteur ?
- Vous vous rappelez très bien, n’est-ce pas, Martina Koulibiakova, cette sublime et admirable jeune Russe que j’aimais de tout mon être, qui fut le seul amour de ma vie et que vous me ravîtes par perfidie ? Le temps de ma vengeance est enfin venu ; adieu, Watson. »
Et sans autre forme de procès, il assena un formidable coup de son arme sur le crâne du docteur, pétrifié d’horreur. Je ressentis une terrible douleur, puis soudainement me retrouvai à côté du corps de Watson, qui n’avait pas survécu ; sorti de ce corps maintenant sans vie et qui ne pouvait plus m’héberger, j’avais repris mon enveloppe charnelle.
Holmes, à peine surpris par ma présence soudaine, scruta mes vêtements et mes traits avec un regard d’aigle qui me transperça de part en part. Il glapit alors :
« J’ai tout prévu : je vais incendier ce lieu, qui redeviendra la cave que vous connaissez, et la police prendra ce corps pour le vôtre. Rappelez-vous, Renève : si vous touchez un seul mot de tout cela, fût-ce à un sourd-muet, je vous retrouverai jusqu’au fin fond du Yukon pour vous pendre par les testicules aux bois d’un orignal jusqu’à ce que mort s’en suive. »
Je déteste cet humour british qui prend un plaisir malsain à noircir encore des propos menaçants. Je sortis de la pièce avec la plus grande dignité possible, et me retrouvai à l’extérieur de la baraque, qui flambait déjà. Je ne perdis pas de temps en vains questionnements et m’enfuis à tire d’arpions.

Après ces révélations, je crois que je vais demander la protection de la police. Mais mes chances de survie sont minces : Sherlock Holmes, diabolique de perspicacité, saura toujours me retrouver. Mon seul espoir est qu’il casse sa pipe de bruyère écossaise avant que j’aille étudier les ophrys par le bas.
Je ne désespère pas : je t’aurai, vieux junkie, va.



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