mercredi 26 janvier 2011

Le hêtre

Si les arbres sont souvent d’une personnalité discrète, il en est qui manquent singulièrement de modestie. Certains par leur seule constitution, particulièrement visible l’hiver où les feuilles, qui autrement arrondissent leur forme et leur donnent un aspect finalement débonnaire, ne masquent pas le tronc et les branches dont la force et l’ordonnancement apparaissent pleinement.
Il est possible, en cherchant bien, de trouver dans les Préalpes du Sud certain fond de vallée à qui une belle harmonie confère un charme peu commun. La prairie entourée d’arbres monte lentement, procurant au début du printemps un asile aux ophrys araignées et à un parterre d’orchis bouffons écarlates ou à peine rosés; jusqu’à quelques orchis brûlés à demi dissimulés dans un buisson. Dans la partie droite, où se termine la forêt et qui est le plus en contrebas, un vieux chemin forestier longe un lit de ruisseau jusqu’à une maigre source vaguement captée. Là, seules les feuilles mortes et une terre noire apparaissent; cependant, à un certain moment, ce sol s’illumine des touffes étalées des grandes fleurs jaune pâle de la primevère commune. Quelques coucous essaient bien d’apporter un ton plus foncé, mais au long des années, le vent et les insectes les ont hybridés du pollen des primevères claires qui étendent ainsi leur colonisation. En ce lieu les oiseaux sont partout, que ce soit par quelques sifflements discrets et cris d’alarme comme les mésanges, ou par des vols silencieux d’un buisson à l’autre entrevus du coin de l’œil.
Or, tout cet endroit est commandé par un arbre. En arrivant, si le promeneur tourne la tête à gauche et lève le regard, il aperçoit, au haut d’une pente assez raide, un hêtre, dénudé à cette époque, se détachant de l’orée de la forêt. Les repères manquant, sa taille n’appelle pas spécialement l’attention; son port en revanche est remarquable. Le désordre apparent de l’élancement des branches se révèle bientôt être le produit d’un strict agencement, qui a l’étonnante harmonie des organisations naturelles tendant vers une plus grande efficacité. Ainsi, bien que de tailles et de directions différentes, les branches se terminent de telle manière que leurs extrémités constituent une courbe régulière donnant au contour de l’arbre, qui est sa personnalité lointaine, une particulière élégance.
La montée s’effectue au début par quelques banquettes herbeuses séparant des pentes où la progression est rendue délicate par le souci de ne pas écraser les ophrys araignées. Ce cap franchi, il est naturel de relever la tête pour prendre la mesure du terrain restant à parcourir jusqu’à l’arbre. C’est alors qu’il apparaît réellement: moins haute, plus proche, l’image qu’il fournit est plus conforme à sa nature véritable.
Sa stature étonne presque plus par son envergure que par sa hauteur; même en l’absence de feuilles, son sommet n’est d’ailleurs guère visible sans prendre un recul suffisant en restant au niveau de la base, ce que le terrain ne permet pas vraiment. Sous son pourtour, le regard se perd dans un entrelacs qui semble appliqué à plat sur le ciel; l’impression de perspective disparaît presque, seul le tronc et les branches maîtresses, par leur rétrécissement progressif, procurant à l’œil l’indication de distance qui manque ailleurs.
En s’approchant encore, le pied rencontre des faînes, des restes de feuilles, des brindilles de toutes tailles et des pousses toutes récentes, seulement formées d’une courte tige supportant deux feuilles ondulées en éventail, encore repliées l’une contre l’autre. La lumière devient rare; l’herbe, déjà courte et maigre, a disparu; la terre se montre à nu et laisse surgir les racines, ce qui rend la présence des branches plus insistante.
Ici se trouve un lieu étrange, entièrement habité par le hêtre et qui se confond avec lui au point que la terre n’est plus sol mais racines, l’air n’est qu’un lien entre racines et branches, et la lumière n’est que l’ombre de l’arbre. Le ciel n’existe pas ici, car les branches organisent l’espace jusqu’à l’infini, qu’elles suppriment ainsi, et absorbent les nuages dans leur construction. L’impression en ce lieu n’est pas d’être sous des branches, mais dans un univers clos – dans l’arbre.


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